Les oreilles n’ont pas de paupières, ne cligne pas des yeux !  Deux minutes contemplatives et l’esprit est ouvert. Clique et lis, prends goût et reviens-y.

«  Tu passes toutes tes nuits à écouter le tam tam souterrain et à tenter inutilement de déchiffrer ses messages. Mais le doute demeure que ce soit là seulement un bruit qui résonne dans tes oreilles, les battements de ton cœur en émoi, ou le souvenir d’une cadence qui affleure à ta mémoire, y réveillant craintes et remords. Dans les voyages en train, la nuit, le trépignement toujours égal des roues se transforme dans le demi-sommeil, en mots répétés, devient une sorte de chant monotone. Il est possible, et même probable, que chaque bouffée de sons prenne dans ton oreille la forme d’une plainte de prisonnier, d’une malédiction proférée par des victimes, de la respiration haletante des ennemis que tu n’arrives pas à faire mourir…

Tu fais bien d’écouter, de ne pas relâcher un seul instant ton attention, mais sois convaincu de ceci : c’est toi-même que tu es en train d’écouter, c’est au fond de toi que les fantômes prennent voix. Quelque chose que tu n’arrives pas à te dire à toi-même cherche douloureusement à se faire entendre… Tu n’en es pas convaincu ? Veux-tu une preuve certaine de ce que tous ces bruits viennent de l’intérieur de toi, non de l’extérieur ?

Jamais tu n’auras une preuve absolue. Car il est vrai que les souterrains du palais sont remplis de prisonniers, défenseurs du souverain déposé, courtisans suspects d’infidélité, inconnus tombés dans une de ces rafles que ta police fait périodiquement par précaution intimidatrice et qui finissent oubliés dans les cellules de sûreté…Etant donné que tous ces gens n’arrêtent pas, joue et nuit, de secouer leurs chaines, de frapper à coups de cuillères contre les grilles, de scander des protestations, d’entonner des chants de sédition, il n’y aurait rien d’étonnant à ce que quelques échos de leur vacarme arrivent jusqu’à toi, bien que tu aies fait insonoriser les murs et les sols, et revêtir cette salle-ci de lourdes tentures. Il n’est pas exclu que ce qui te semblait tout à l’heure l’écho d’une percussion rythmée, et qui est devenu maintenant une espère de tonnerre bas et sourd, vienne justement des souterrains. Tout palais repose sur des souterrains où quelque vivant est enterré, où quelque mort n’a pas trouvé la paix. Ce n’est pas la peine de te boucher les oreilles avec les mains : tu continueras à les entendre tout autant.

Ne te fixe pas sur les bruits du palais, si tu ne veux pas y rester pris comme dans un piège. Sors ! fuis ! prends le large ! Hors du palais s’étend la ville, la capitale du royaume, de ton royaume ! tu es devenu roi pour posséder non pas ce palais triste et sombre, mais la vallée variée, bigarrée, pleine de vacarme, aux mille voix !

La ville est allongée dans la nuit, lovée, elle dort et ronfle, elle rêve et gronde, des taches d’ombre et de lumière se déplacent chaque fois qu’elle se retourne d’un côté ou de l’autre. »

Extrait de : Italo Calvino, Sous le soleil jaguar, traduit par Jean,-Paul Manganaro