Dans cent ans, sortie le 17 Mars chez Pan European Recording

Après avoir enfilé sa casquette de réalisateur pour d’autres artistes et composé une B.O pour le cinéma (Tout le monde aime Jeanne, Céline Devaux), l’inclassable troubadour savant de la musique contemporaine française revient aujourd’hui clore une trilogie amorcée en 2015, avec 12 titres reliés par trois mots : Dans cent ans.
Au commencement fut le prometteur Léviathan, en 2015 donc, et l’exploration de ses territoires subaquatiques. Vint ensuite le magistral Contre-Temps égrenant ses titres au fil de l’horloge et des accidents maîtrisés. Place aujourd’hui à Dans cent ans où les échos d’un passé sans âge nimbent le disque via les voix des machines.

On retrouve dans l’album cet alliage réussi de titres pop inventifs et toujours un peu hors des clous et de tribulations tribales technoïdes enivrantes plus longues dont Flavien Berger a le secret. Faisant le liant avec l’univers du superbe album Contre-Temps, unanimement salué par la critique en 2018, Flavier Berger peut-il faire mieux cinq ans après?

S’il est quelque chose que ce designer de son sait faire, c’est créer des textures sonores. Les synthétiseurs sont encore une fois omniprésents sur cet album : tantôt scintillant, tantôt rugueux, arpeggios tourbillonnants ou caressantes bulles de savons, notes glitchy ou nappes pitchées de manière déraisonnable par un oscillateur. L’inventivité et la diversité des timbres de ces sons synthétiques confèrent une élégance et un équilibre à l’arrangement sans donner la sensation d’un trop-plein un peu indigeste alors même qu’un grand nombre de pistes sont superposées.

C’est ainsi un diaporama de paysages sonores, de contrées électroniques encore inexplorées qui s’offrent à nous au fil des compositions.

Le disque est également parsemé de nombreux bruitages ou field recordings comme c’était déjà le cas sur Contre-Temps. Ces enregistrements semblent dans cet album encore plus s’immiscer au coeur même des chansons (l’ambulance dans Berzingue) pour faire corps avec ces dernières plus qu’en simple transition entres les titres comme c’était le cas dans le précédent opus. Alors Feu follet ou fou de Foley? (Foley artist : bruiteur). 

Sifflet, cloches, vent, tintinnabule, tintement de verres, grincement, bip, grillons, cigales, coucou, bruit blanc en tous genres, interférences, boutons de machine vintage, alarmes, bruits de réfrigérateur ou d’imprimante, cordes pincées, gazouillis, buzz, roue, forêts…

Flavien Berger ne doit jamais être trop loin de son enregistreur et irrigue allègrement ses titres de ses enregistrements personnels.
Des fois modifiés mais le plus souvent bruts ou concrets, ces sons du quotidien (héritage et hommage à la musique des pionnier de l’expérimentation sonore du studio 104) viennent apporter encore un peu plus de rêveries et de personnalités aux titres de Flavien Berger, combler les moindre interstices entres les chansons et conférer une unité au disque. Gageons qu’un Pierre Henry n’aurait pas renié la musique de Flavien Berger mais là ou le père de la musique concrète, dans une démarche radicale, voulait s’affranchir de tous les codes musicaux pré-existants, y compris du rythme même, Flavien Berger inclut cet héritage dans une musique où la force du rythme a toute sa place pour parler aussi bien à nos corps qu’à notre matière grise (le nouveau Pierre en rythme?).

Ces sons et loufoqueries espiègles tendant des passerelles entres les titres, associées à l’originalité des structures des morceaux, la longueur de certains titres (6:28, 15:21)  assimile le disque à un voyage plus qu’à une succession de morceaux distincts.

La voix du chanteur parcourt le disque sous de multiples formes (transformation). Semblant ériger la précision en point d’honneur lorsqu’elle est en lead, elle se multiplie à envie dans les choeurs qui parcourent les titres, comme sur le très beau Pied de Biche. Un titre confirme d’ailleurs cette attention portée aux voix dans les compositions, Etude sur voix mmxxii, (chiffre romain, référence antique, on y reviendra), où aucun instrument ne vient entraver les choeurs.

On peut la retrouver en vocodeur diabolique dans 666666, en chants caverneux emprunts de mysticisme tribal dans Dans cents ans, et pitchée dans les graves ou les aigus tout au long du disque.

Les voix ressemblent à des synthé et les synthé à des voix. Ces fantômes électroniques émaillent minutieusement le disque de leurs échos tentant de nous délivrer un message.

Sur la forme les mots sont donc ciselés avec clarté, le fond du message est plus flou dans les paroles de Flavien Berger. On situe les grands thèmes (amour, référence aux civilisations), et libre à chacun de laisser la toile de son imaginaire tisser le reste.

Comme du temps où il nous comptait des histoires à travers une bouteille de jus de pamplemousse, ces petits moments de grâce frivoles côtoient dans cet opus une sorte de mysticisme antique, comme dans Soleilles « C’est un langage que j’apprends / Celui des âges, celui du temps/ Des bas-reliefs de silence / Dans un palais évanescent ».
Avec des titres comme Jericho, des chiffres romains sur son étude de voix (cité plus haut) ou encore ce poème chinois du IVe siècle avant J-C, rêverie poétique contée à travers un talkie-walkie, une brèche temporelle est ouverte.

Les mots sont ici support à l’imaginaire comme des comptes dadaïstes ou des images surréalistes «La neige restera rose», «Les larmes désaltèrent, les flammes de la terre». Et dans la plupart de ces titres, la louange amoureuse n’est jamais très loin comme ces mots qui ouvrent l’album avec Les yeux, le reste « T’as levé les yeux / Pour briser la tétanie / Un regard comme ça / Ça peut changer une vie » ballade synthétique que l’on avait découverte en mai dernier à travers sa session Colors.

Comme toujours chez Flavien Berger on retrouve dans cet album cette dichotomie entre des titres plus populaires dont le minutage est plus standard et de longues transes qui court-circuitent les formats radio. Même si rien n’est jamais fait exactement dans les clous et c’est cela qu’on aime.

Comme ces drums qui n’arrivent qu’au deux tiers du titre et ces grillons saturés qui montent crescendo toujours dans Les yeux, le reste,  Pied de Biche et son piano fantomatique, ses arpèges en volute et ses choeurs bohèmes en conclusion. Ou Feu Follet dont le clip est sorti il y a quelques semaines, dans lequel d’optimistes assonances «Le coeur aussi me serre / Je te rassure ma soeur / Les souvenirs macèrent / Et redonnent des fleurs» sont portées par une boite à rythme battant la mesure sur un tempo élevé et des notes de synthé qui sonnent à nos oreilles comme un bonbon acidulé sur un palais.

Un deuxième versant de l’album est plus rythmé.

Après 888888888 et 999999999, le diabolique 666666 répond en clin d’oeil malin aux deux précédents albums de la trilogie.
Ses sons de synthé modulaire acides et son vocodeur maléfique nous invite à une fête païenne débridé sans numerus clausus.

Cette passerelle entre les oeuvres de Flavien Berger, qui fait résonner entres eux ses albums, se retrouve à travers l’impressionnant Dans cent ans. Comme Léviathan et Contre-Temps (titres éponymes eux aussi), ce titre se caractérise en partie par sa longueur : 15:21.
Après une longue intro de près de 4 minutes où le chanteur nous donne rendez-vous dans cent ans parmi des synthé spectraux et fantasmagoriques, une basse puissante vient rompre le calme.

Le titre part alors en beat médiéval technoïde semblant nous inviter à la ronde via cette injonction : Danse en temps.
Enfin, après les cordes de Contre-Temps, ce sont les instruments à vents qui sont mis à l’honneur sur la deuxième partie orchestrale du morceau. Clarinette, basson et hautbois sonnent la révolte romantique à travers une émouvante partition. Faire dialoguer les époques à travers le mélange des genres?

A la sempiternelle question du comment faire mieux donc, la réponse est peut-être : en continuant.

Si cet album bénéficie moins de l’effet de surprise que fut Contre-Temps, on se régale encore de ces 12 titres, 12 bulles sonores hors du temps. Flavien Berger nous fait ressentir encore une fois sa liberté dans ses compositions, ce magma de créativité qui ne demande qu’à érupter.  La profusion d’idées qui fourmillent dans ses titres est canalisée par une production soignée mais savamment salie.

Alors dans cent ans, cet album restera-t-il comme un reliquat du savoir-faire d’antan?

Flavien Berger sera en concert à l’Olympia le 4 et 5 mai prochain.