Trois ans après l’intriguant There Is No Year, Algiers signe un retour fracassant avec Shook, un album-plaidoyer puissant au casting audacieux. Fidèle à leurs principes, les quatre garçons d’Atlanta livrent ici une prestation sans concession, un appel cinglant à la lutte comme seule alternative au chaos.
Comme tout amateur de musique en 2023, je passe une bonne partie de mon temps libre à écumer les plateformes de streaming en quête de nouveautés. Chaque vendredi -le jour des sorties, je fais ma petite veille musicale qui passe forcément par la playlist New Music Friday de Spotify et sa sélection chaotique.
Passé les mastodontes du haut de classement, on croise un peu de tout dans ce vrac improbable. Ici, les nouveaux talents côtoient les anciens, les bangers agressifs succèdent au ballades plaintives, des artistes français à 5000 followers se glissent entre deux stars américaines.
La plupart du temps, je ne tire pas grand chose de ce petit rituel : c’est comme écouter la radio, les titres s’enchainent mécaniquement sans qu’on y fasse trop attention. Mais à l’occasion, un miracle se produit et un titre venu de nulle part vient me déchirer les tripes.
C’est ce qui m’est arrivé le 8 février dernier, alors que je marchais de bon matin vers ma station de métro, en découvrant l’apocalyptique 73% d’Algiers. 4ème single du nouvel opus du groupe de rock d’Atlanta, cet improbable imbroglio de post punk, bruitisme, rap, garage et spoken word est à l’image de l’album qu’il défend, inclassable.
Sorti chez Matador le 24 février dernier, Shook est un album puissant. C’est un patchwork de styles souvent expérimental, parfois inégal mais toujours surprenant. Il tire son nom d’un terme d’argot américain assez difficilement traduisible mais qui décrit un mélange d’émotion allant de la confusion et de la peur à la rage et l’euphorie. Le décor est posé.
D’entrée, le groupe nous plonge dans son univers singulier avec Everybody Shatter, un titre sombre mais dansant où hip hop et gospel se mêlent aux sonorités post punk pour constituer ce cocktail si particulier qui a fait leur succès. Passé une annonce samplée de l’aéroport d’Atlanta, la machine se met en place sous la voix rugissante de Franklin James Fisher (« Dance, I wanna dance »). Invité au micro pour l’outro du morceau, le poète Big Rube (Dungeon Family / Outkast) nous rappelle l’attachement d’Algiers à la ville d’Atlanta et à son histoire musicale et politique. De sa voix grave et solennelle, il pose les fondations de l’album.
The answers to all our questions in life that tend to be overlooked
Lie within our grasp yet will continue to pass as long as we shook
Les réponses à toutes ces questions que, dans la vie, nous tendons à négliger
Reposent tout près de nous, mais continueront à nous échapper aussi longtemps que nous serons « shook » (cf plus haut).
S’en suit alors une collection de titre furieux et mémorables, à commencer par le démoniaque Irreversible Damage en featuring avec Zack de La Rocha (Rage Against The Machine). Véritable déluge d’arpeggiators chaotiques, de synthés stridents et de hi-hats trap, le titre est magnifié par le leitmotiv quasi-messianique « Time is Over » qui retentit tout au long du morceau. Tout y est mécanique, brutal, cryptique, porté par une production impeccable qui parvient à créer une sensation de mouvement permanent.
Après un outro psychédélique, la piste s’enchaine très naturellement sur 73% et son groove déstructuré. Le morceau est comme coupé en deux: il s’ouvre sur une première partie puissante à la signature rythmique complexe, aux guitares ultra tranchantes et au parlé-chanté hypnotisant avant de bifurquer à mi parcours sur une séquence garage/punk libératrice qui ne manquera pas d’évoquer les grandes heures de Parquet Courts.
Viennent ensuite les maléfiques Cleanse Your Guilt Here et As It Resound. Plus proches du prêche (on entend littéralement des chants religieux en fond sur la deuxième) et de l’interlude que du véritable titre, ils ouvrent néanmoins parfaitement la voie au premier single tiré de l’album, Bite Back. Toujours inquiétante et sombre, l’instrumentation se déroule ici dans un long crescendo de 6 minutes porté par les prestations des guests Billy Woods et Backxwash.
Pour les titres suivants, Out Of Style Tragedy et Comments #2, le groupe reprend ce parlé-chanté solennel qui, bien qu’il participe de l’atmosphère cinématographique de l’opus, devient rapidement sa faiblesse principale. L’album commence très fort, très haut, puis s’enlise parfois un peu dans ces longues séquences de narration qui ne proposent au fond pas grand chose musicalement. Avec All You See Is, Born, puis An Echophonic Sound, on décompte 7 titres qui relèvent plus de la transition que de la chanson à part entière. C’est bien fait mais c’est beaucoup et parfois un peu redondant.
L’album réserve malgré tout encore quelques belles pépites, à commencer par le rugissant A good man, véritable défouloire garage punk comme le groupe sait si bien en produire. Comme souvent sur l’album, la production brute du premier couplet laisse progressivement place à des intrications plus complexes et raffinées de voix, pads atmosphériques et textures saillantes qui s’achèvent en un final libérateur.
Vient alors l’excellent I Can’t Stand It et son refrain déchirant. Véritable îlot de lumière dans la noirceur général de l’album, le morceau est construit autour d’un sample du chanteur soul Lee Moses que le groupe détourne progressivement dans un long crescendo qui culmine avec l’intervention notable de Samuel T. Herring (Futur Islands). Fidèle à ses principe, le groupe bascule alors brutalement sur un outro froid et dissonant où résonnent les vers hantés de Jae Matthews (Boy Harsher).
Green Harris prolonge l’esthétique gospel avec un peu moins de force mais se démarque néanmoins par de belles fulgurances dont un outro particulièrement efficace. On notera aussi l’intervention de Nadal El Shazly sur les gammes arabisantes de l’intéressant Cold World et son tout aussi intéressant outro (une belle spécialité d’Algiers). Something Wrong, An Echophonic Soul et Momentary viennent alors parachever un album riche, parfois lumineux, souvent sombre, mais toujours intéressant.
Car si Shook semble si déstructuré, c’est qu’il nous présente des portraits complexes dans une société fragmentée. L’engagement politique d’Algiers -nommé ainsi en référence à la capitale algérienne symbole des luttes anti-coloniales, est omniprésent dans l’album. Shook parle de lutter contre un système tentaculaire (Irreversible Damage, Bite Back), de vivre dans une communauté marginalisée et essentialisée (73%, Comment #2, Something Wrong), de se sentir exclu, perdu, incertain (All You See Is, I Can’t Stand It). Dans cet album-plaidoyer, le fascisme n’est jamais très loin, la rage non plus.
Shook est un tableau sombre d’une époque tourmentée, mais ce n’est pas un tableau défaitiste. La lutte y est un exutoire, un îlot de joie qui se manifeste par les soudaines défibrillations d’énergies qui parcourent l’album. Les morceaux sautent ainsi en permanence d’une esthétique à une autre, quasi bipolaires. Les instruments se bousculent entre live et samples derrière la voix imprévisible du frontman et de ses nombreux invités. Et si le noir et le glauque dominent, un moment de grâce peut frapper à tout moment. Shook commence par un appel à la joie, par le tonitruant « Dance, I wanna dance » de Everybody Shatter. Il s’achève dans le doux-amer Momentary par ce vers à l’espoir prophétique :
When we die, our beloved, our kinfolk, fear not,
We rise
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